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Les 2 bouquineuses ont aimé
31 mai 2019

"Trois filles d'Ève" de Elif Shafak * * * * * (Ed. Flammarion ; 2018)

71rmU7h6YsL" Le temps, comme un tailleur adroit, avait raccordé par des coutures invisibles les deux tissus qui gainaient la vie de Péri : ce que les gens pensaient d'elle, et ce qu'elle pensait d'elle-même. L'impression qu'elle produisait sur les autres et sa propre perception s'entre-tissaient en un tout si achevé qu'elle ne pouvait plus distinguer quelle part de chaque jour répondait à ce qu'on attendait d'elle et quelle part à ce qu'elle désirait vraiment."

Très très grand plaisir de retrouver Élif Shafak, l'auteure de "La Bâtarde d'Istanbul", de "Soufi, mon amour" et de "Crime d'honneur" ! Une belle écriture fluide, émotionnelle, sensible et intelligente, qui n'oublie jamais de remettre toute chose dans son contexte. Et cette capacité qu'elle a de décortiquer des vies, à plusieurs périodes, de montrer l'évolution des personnages et des situations !

L'histoire ici est surtout celle de Nazperi Nalbantoglu, que tout le monde appelle Peri ; quand le livre débute, elle est coincée dans un embouteillage dans le chantier qu'est devenue la ville d'Istanbul en 2016. En compagnie de sa fille adolescente - elle a aussi deux garçons - elle doit se rendre à un dîner dans le manoir balnéaire d'un richissime homme d'affaires "Istanbul regorgeait de pauvres confirmés et de nouveaux riches, ainsi que d'une foule de gens qui rêvaient de sauter d'un seul bond rapide de l'une à l'autre catégorie".

Dernière enfant d'un couple qui avait déjà deux garçons, Peri a grandi aimée de ses parents - surtout de son père - mais prise en tenailles entre une mère très religieuse et un père qui croit en Dieu mais supporte mal la religiosité de son épouse. Son enfance n'est pas sereine et on découvrira la cause de ses difficultés avec sa mère ; elle est assez compliquée Peri, trop timide, trop réservée, trop spectatrice des choses, mais assez forte aussi, capable de défendre ses convictions et surtout de se poser les questions qui lui permettent de creuser, d'aller au fond des choses.

Pendant que la Peri adulte se rend à son dîner puis y assiste, elle se souvient de son temps d'études à Oxford ; élève travailleuse et extrêmement douée, elle a réussi à la grande fierté de son père à être prise dans le temple du savoir. Une partie du récit - tout à fait passionnante - est consacré à ses études anglaises et en particulier au séminaire sur Dieu qu'elle suivit avec Shirin et Mona ses amies musulmanes. Toutes trois sont cependant incroyablement différentes dans leurs positions religieuses, ce qui entraîne de rudes batailles, surtout entre Mona qui est voilée et Shirin la délurée.
Ce séminaire est enseigné par le professeur Azur : "Quand le professeur parlait de Dieu et de la vie et de la foi et de la science, ses mots s'agglutinaient comme des grains minuscules de riz vapeur, prêts à nourrir des esprits affamés. En compagnie d'Azur, Peri se sentait accomplie, entière, comme s'il y avait après tout une autre manière de voir les choses - différente de l'approche de son père comme de celle de sa mère."

Pourtant Azur est un homme controversé quant à ses méthodes d'enseignement et ses rapports avec Peri sont à l'origine du scandale qui éclatera, marquant durablement le professeur qui animait l'enseignement ayant pour titre "Dieu" et ceux qui y assistaient, surtout la jeune étudiante venue d'Istanbul.

Les chapitres s'intercalent, éclairant le tempérament de la jeune fille à Oxford années 2001-2002 et de la femme qu'elle est devenue en 2016, une femme complexe qui comme chacun de nous vit son présent avec son passé en tête. Et ce dîner va servir de révélateur à ce que Peri n'a pas réglé dans sa vie...

Occasion de découvrir de l'intérieur la société bourgeoise stambouliote, la narration du dîner est instructive : "Bravo, dit une décoratrice d'intérieur qui était la fiancée de l'architecte, bientôt sa troisième épouse. Je le dis toujours, dans le monde musulman, la démocratie est obsolète. déjà en Occident c'est prise de tête, mais ici avouons-le, c'est complètement déplacé."
Ou "Peri se dirigea vers le cercle des hommes, négligeant les règles de bonne conduite en société. Elle s'assit au milieu du groupe, à côté de son mari, sous les nuages de fumée gris-bleu qui montaient de multiples cigares".

C'est un très beau livre qu'Elif Shafak - qui se définit comme une âme du monde - a écrit, un livre qu'on referme à regret et qui marque durablement.

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