"Esprit d'hiver" de Laura Kasischke * * * *

L'auteure s'y entend pour créer dès le début du livre une atmosphère sourdement bizarre et angoissante ; bien que ce soit le matin de Noël, dès le lever - trop tardif - des habitants de la maison, rien ne semble aller normalement : Eric, le père, part en catastrophe chercher ses parents à l'aéroport ; Holly, la mère, nous semble complètement folle : elle s'est réveillée mal à l'aise, obsédée par la pensée qu'elle devrait écrire ; elle en a toujours rêvé mais ne l'a jamais vraiment fait ; elle est hantée par l'idée que quelque chose les a suivi depuis la Russie jusque chez eux. Et Tatiana, la fille adoptée en Sibérie, vue à travers les yeux de sa mère, est une adolescente en crise. A cause de fortes chutes de neige et du blizzard, aucun des invités du déjeuner de fête ne pourra venir et la mère restera seule avec sa fille jusqu'à ce que le père rentre le soir. L'histoire est essentiellement celle de cette femme qui, ne pouvant avoir d'enfant, est partie en Russie avec son mari adopter la petite Tatiana, l'amour de sa vie. Petite fille adorable, aux yeux immenses et à la longue chevelure noire, elle devient plus rebelle en grandissant. On sent le drame se préparer - c'est la grande force de l'auteure - mais impossible de savoir d'où il vient et de quoi il sera fait ; la journée se déroule entre des préparatifs plutôt catastrophiques et les souvenirs de l'orphelinat de Sibérie où Eric et Holly sont allés chercher leur fille. Il a fallu deux voyages, à trois mois d'écart pour que la petite soit à eux. Qu'est-ce que Holly a enfoui tout au fond de sa mémoire et oublié pendant treize ans et qui voudrait affleurer juste ce matin-là ? La tension monte entre mère et fille et un premier gros secret est révélé ; puis, à la toute dernière page, on découvre, stupéfait, la fin de l'histoire et on comprend alors...

Premières phrases : "Ce matin-là, elle se réveilla tard et aussitôt elle sut : Quelque chose les avait suivi depuis la Russie jusque chez eux. C'était dans un rêve, pensa Holly, que cette bribe d'information lui avait été suggérée, tel un aperçu d'une vérité qu'elle avait porté en elle pendant - combien de temps au juste ? Treize ans ? Treize ans !"


L'avis de Maud : * * * *
Mais quelle histoire stupéfiante ! Et tout à fait horrifiante ! Cette pauvre Holly paraît décidément bouleversée et à la limite de la folie, et sa fille multiplie les comportements étranges... Le tension entre Holly et Tatiana augmente, lentement, au fur et à mesure que la journée avance, jusqu'au dénouement qui va tout éclairer.
"Quelque chose les avait suivi depuis la Russie jusque chez eux" : comment les démons enfouis peuvent nous hanter jour après jour, ou comment "cette chose", qu'on n'a pas su, pu ou voulu voir peut attendre son heure et nous exploser en pleine figure.

Comments

[Bernard P]

Vous avez raison c'est stupéfiant. Je n’ai pas cessé d’y repenser après l’avoir lu. C’est une littérature toute neuve, qui met peut-être l’auteur au niveau d’un Kafka (avec qui elle partage les 2 K), on y pense très fort, ou du nouveau roman des années 50, l'avenir le dira. Je vais m’intéresser un peu plus à cette auteur, dont je n’avais pas compris un premier roman. Holly, le personnage, a un problème. C’est l’impact physique, charnel, c’est à dire poétique de l’hiver qui est le personnage principal en réalité. On trouve le même dans le voyage d’hiver de Schubert, qui aide à comprendre ou plutôt à ressentir le problème (« En étranger je suis venu, en étranger je repars »), cette relation à la nature où par comparaison Nicolas Hulot guerroie à Disneyland. L’hiver ouvre une comme une boîte de Pandore une poupée russe où s’emboîte psychanalyse (plein de trucs freudiens, Tatiana elle même la première … poupée russe de Holly … ) et politique (le complexe Est-Ouest).